Sylvain Tesson
Confrérie des chemins noirs
2016
Dans les années 1980, René Frégni, écrivain de Provence, avait publié un roman où il décrivait la traque d’un conscrit réfractaire que l’autorité militaire poursuivait sur les routes d’Europe. Un livre électrique, frappé de ce titre : Les Chemins noirs. Depuis le départ, je me débattais avec les cartes IGN pour tracer une sinusoïde de l’incognito. Non pas que je fusse en cavale mais je pressentais qu’un air de liberté soufflait en ces allées. La première épreuve était d’élaborer un tel parcours dans une campagne en miettes. L’exercice d’arpenteur était plus difficile que je ne me l’étais imaginé : il fallait longuement détailler ces planches pour tracer les itinéraires. Cela finissait par fatiguer les yeux.
Un rêve m’obsédait. J’imaginais la naissance d’un mouvement baptisé confrérie des chemins noirs. Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l’époque. Dessinés sur la carte et serpentant au sol ils se prolongeraient ainsi en nous-mêmes, composeraient une cartographie mentale de l’esquive. Il ne s’agirait pas de mépriser le monde, ni de manifester l’outrecuidance de le changer. Non ! Il suffirait de ne rien avoir de commun avec lui. L’évitement me paraissait le mariage de la force avec l’élégance. Orchestrer le repli me semblait une urgence. Les règles de cette dissimulation existentielle se réduisaient à de menus impératifs : ne pas tressaillir aux soubresauts de l’actualité, réserver ses colères, choisir ses levées d’armes, ses goûts, ses écœurements, demeurer entre les murs de livres, les haies forestières, les tables d’amis, se souvenir des morts chéris, s’entourer des siens, prêter secours aux êtres dont on avait connu le visage et pas uniquement étudié l’existence statistique. En somme, se détourner. Mieux encore ! disparaître. « Dissimule ta vie », disait Épicure dans l’une de ses maximes (en l’occurrence c’était peu réussi car on se souvenait de lui deux millénaires après sa mort). Il avait donné là une devise pour les chemins noirs.
Collection: Gallimard
Text: Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, 2016
Publié: Novembre 2017
Catégorie: Illustration
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