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Franz Xaver Simm

Jardin de plaisance

1882

L’EMPEREUR

[…] Je suis las du quand, du comment.
L’argent manque. Parfait. Eh bien ! procures-en.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je créerai ce que vous voulez et davantage ;
C’est facile et pourtant c’est un pénible ouvrage ;
Il est là, mais pour l’obtenir
Qui saura l’art d’y parvenir ?
Songez-y : dans ces temps de terreur et de guerre,
Lorsque des flots humains ont inondé la terre,
Tel ou tel, en sentant la tempête approcher,
Prit ses biens les plus chers, eut soin de les cacher.
Il en allait ainsi dès la puissante Rome,
Plus tard, hier encor, jusqu’à nos jours en somme.
Tout cela dans le sol demeure enseveli.
Le sol est à César. Ces trésors sont à lui.

LE TRÉSORIER

Ma foi, pour un bouffon, il raisonne fort juste :
De l’Empereur toujours ce fut le droit auguste.

LE CHANCELIER

Le Satan veut vous prendre avec ses lacets d’or ;
Je sens dans tout cela quelque louche ressort.

LE MARÉCHAL

S’il rend à cette Cour un semblable service,
Je m’accommoderai d’un soupçon d’injustice.

GÉNÉRALISSIME

Le fou, malin, promet ce dont chacun veut bien.
Le soldat ne s’enquiert jamais d’où cela vient.

[…]

LE CHANCELIER (approchant lentement).

Sur mes vieux jours, voici que le bonheur m’éclaire.
Ecoutez, regardez l’écrit lourd de destin
Qui fait que tout nos maux se sont changés en bien.
(Il lit.)

« Il est fait assavoir à toutes les personnes
Que le billet ci-joint vaudra mille couronnes
Dont il est consigné, pour sûre caution,
Tous les biens enfouis dans le sol de l’Empire
Et d’ores et déjà l’on eut soin de prescrire
Que l’échange en soit fait sitôt extraction. »

L’EMPEREUR

Je pressens un forfait, quelque noire imposture !
Qui donc de l’empereur a feint la signature ?
On n’aurait pas puni cet outrage à la loi ?

LE TRÉSORIER

C’est toi-même qui l’as signé. Rappelle-toi !
Cette nuit, du grand Pan tu portais le costume.
Le chancelier et nous vînmes : « D’un trait de plume,
T’avons-nous dit alors, contente ton désir,
Fais le bonheur du peuple avec ton bon plaisir. »
Tu signas de ta main et, dans cette nuit même,
D’habiles artisans, en diligence extrême,
Ont tout multiplié. Pour que tous soient contents,
Nous tirons sans délai chaque catégorie,
Dix, vingt, cinquante, cent, bref toute la série.
Vous n’imaginez pas quel bonheur pour les gens !
Voyez votre cité, quasi morte naguère :
Tout revit, tout jouit, s’agite à la lumière
Et ton nom que le monde a toujours vénéré
Jamais d’un œil plus doux ne fut considéré.
L’alphabet devient même une trop longue ligne
Car chacun désormais est heureux par ce signe.

L’EMPEREUR

Et mon peuple vraiment prend cela pour de l’or ?
Et l’armée et la Cour s’en satisfont encor ?
Bien que j’en sois surpris, il me faut bien l’admettre.

LE MARÉCHAL

Tout ce papier s’enfuit dès qu’on le voit paraître,
En un clin d’œil il est au bout de l’univers ;
Les banquiers, les changeurs tiennent guichets ouverts :
En or, argent, selon que le client le veuille,
On y paye — au rabais il est vrai — chaque feuille ;
On va de là chez le boucher, le boulanger,
La moitié du pays ne songe qu’à manger,
L’autre à se pavaner en beaux habits de fêtes,
Le mercier vend son drap, le tailleur coud sans fin,
Les « Vive l’Empereur » fusent avec le vin,
Partout broches, rôtis et cliquetis d’assiettes.

[…]

FAUST

La masse de trésors qui dort sans qu’on le sache,
Qui partout dans le sol de tes Etats se cache,
Ne sert à rien. L’esprit le plus audacieux
Devant cette richesse est sans voix et sans yeux.
L’imagination, sur son aile légère,
Malgré tous ses efforts demeure en arrière.
Mais des esprits dignes de voir l’immensité
Ont une foi sans borne envers l’illimité.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Au lieu de perles, d’or, un tel papier nous aide
A compter aisément tout ce que l’on possède.
Plus besoin d’échanger, de marchander en vain,
On s’enivre, à son gré, d’amour ou de bon vin.
Si l’on veut du métal, on en trouve à la banque
Et l’on ira creuser si, là-même, on en manque.
La chaîne ou le hanap aux enchères sont mis
Et voilà nos billets aussitôt amortis,
Confondant le douteur qui nous raillait peut-être.
Ce sont eux qu’on emploie, eux seuls qu’on veut connaître
Et dans tous les Etats d’Empire, désormais,
Or, papier et bijoux ne manqueront jamais.

Jardin de plaisance
« Dès ce soir, sur mon bien je me gobergerai. »

Texte: Johann Wolfgang von Goethe, Faust, 1832


Publié: Avril 2025
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