Illustration

John Ruskin

La Cascade de la Folie

1854

Tous les principes d’art de la Renaissance tendaient, comme je l’ai souvent expliqué, à faire préférer la Beauté à la Vérité, et à rechercher la Beauté aux dépens de la Vérité. Le châtiment d’une telle erreur — châtiment que toutes les lois de l’univers rendait inévitable — fut que ceux qui recherchaient ainsi la beauté dussent complètement la perdre de vue. L’esprit moderne bannit la beauté, pour autant que l’action de l’homme puisse réussir à le faire, de la face de la terre et de la forme humaine. Le même système qui consistait à se poudrer les cheveux, à se moucheter la figure, à s’encercler le corps, à se boucler les pieds, réduisit les rues à des murs de briques et les tableaux à des taches brunes. Un désert de Laideur s’étendit sous les yeux de l’humanité, et la poursuite téméraire de la beauté aboutit à ce résultat imprévu : les talons rouges et les perruques, - Gower Street et Gaspar Poussin.

Une réaction était inévitable si quelque trace de vie subsistait encore dans l’humanité. Quoique contraint par la coutume et par la mode à produire et à porter toutes ces laideurs, l’homme fuit vers la campagne et vers les montagnes où il trouve la couleur, la liberté, la variété et l’énergie qui lui sont à jamais chères, et il éprouve à les parcourir une joie plus intense qu’il n’en éprouva jamais. Il se complait aux plus sauvages crevasses montagneuses, en les opposant à Gower Street ; il contemple avec extase les couchers et les levers de soleil, où brillent le bleu, l’or et le violet, qui ne décorent plus l’armure des chevaliers et le porche des églises ; il recueille précieusement, dans son herbier, les fleurs que les cinq ordres de l’architecture ont bannies de ses portes et de ses fenêtres.

[…]

Ce manque de beauté, dans les personnes et dans les vêtements, ne nous a pas seulement portés à admirer davantage la nature inanimée. Nous sommes hantés, sans cesse, par le souvenir de leur beauté passée et, tout en obéissant aux modes modernes et en cédant aux mornes principes d’une économie et d’un utilitarisme sordide, nous aimons à nous représenter les coutumes d’un âge chevaleresque, et à nous figurer les modes que nous prétendons mépriser et les splendeurs que nous croyons sage d’avoir abandonnées. Le mobilier et les personnages de nos romans les plus populaires sont empruntés aux siècles que nous croyons avoir dépassés en toutes choses. L’art qui se propose notre époque pour sujet nous semble d’un réalisme audacieux et vulgaire ; alors que les expressions les plus banales nous semblent poétiques lorsqu’elles évoquent la vie de nos ancêtres ou de contrées éloignées, la description de notre milieu prend, à nos yeux, un aspect familier et terre à terre.

La Cascade de la Folie
La Cascade de la Folie, Chamonix

Texte: John Ruskin, Les Peintres Modernes, 1843


Publié: Août 2025
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