Illustration

Gustave Doré

Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire

1693

Il faut, dit leur ami, le prendre de soi-même.
Qui, mieux que vous, sait vos besoins ?
Apprendre à se connaître est le premier des soins
Qu’impose à tout mortel la Majesté suprême.




Depuis Platon, la pensée a été définie comme un dialogue silencieux entre moi et moi-même ; c’est la seule façon de se tenir compagnie à soi et d’être heureux. La philosophie est une affaire solitaire, et il ne semble que trop naturel que le besoin de philosophie apparaisse aux époques de transition, lorsque les hommes n’ont plus confiance en la stabilité du monde et dans le rôle qu’ils y jouent, et lorsque la question des conditions générales de la vie humaine, lesquelles en tant que telles sont contemporaines de l’apparition de l’homme sur la Terre, prennent une intensité rare.

[…]

Les pires malfrats sont au contraire ceux qui ne peuvent se souvenir parce qu’ils n’ont jamais réfléchi à ce qu’ils faisaient et, puisqu’ils ne se souviennent pas, rien ne peut les faire revenir en arrière. Pour les êtres humains, penser au passé veut dire se mouvoir dans la dimension de la profondeur, poser des racines et ainsi se stabiliser, afin de ne pas se laisser balayer par ce qui peut se produire — le Zeitgeist, l’Histoire ou la simple tentation. Le pire mal n’est pas radical, il n’a pas de racines, et parce qu’il n’a pas de racines, il n’a pas de limites ; il peut atteindre des extrêmes impensables et se répandre dans le monde tout entier.

Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire

Collection: BnF
Texte: Hannah Arendt, Questions de philosophie morale, 1965–1966


Publié: Février 2025
Catégorie: Illustration