Agostino Carracci
Orphée et Eurydice
1590–1595
Bien des lecteurs se souviendront alors ici du destin exemplaire d’Orphée, le « prince des poètes ». Descendu au royaume des morts pour retrouver la belle Eurydice – mordue par un serpent le jour même de leurs noces –, il est, en effet, parvenu, grâce à la magie de sa parole et aux sons envoûtants de sa lyre, à convaincre Hadès lui-même de le laisser revenir avec celle qu’il aime dans le monde des vivants. Mais le dieu des Enfers n’a accepté cet arrangement exceptionnel qu’à une seule condition. Orphée ne devra jamais « tourner ses regards en arrière jusqu’à ce qu’il soit sorti des vallées de l’Averne » (Ovide, Les Métamorphoses, livre X). Bien entendu, c’est au moment même où ils vont franchir la limite (geste de gauche par excellence) qui sépare le royaume des ombres et celui des vivants, qu’Orphée ne peut s’empêcher de se retourner vers l’objet de son amour (sentiment peu compatible, il est vrai, avec le détachement stoïcien qu’implique le culte du progrès et de la mode), perdant ainsi – et cette fois pour toujours – celle qu’il était venu sauver.
Puisque tout essai se doit d’avoir un titre, j’ai donc choisi de désigner sous le nom de complexe d’Orphée ce faisceau de postures a priori et de commandements sacrificiels qui définit – depuis bientôt deux siècles – l’imaginaire de la gauche progressiste. Semblable au pauvre Orphée, l’homme de gauche est en effet condamné à gravir le sentier escarpé du « Progrès » (celui qui est censé nous éloigner, chaque jour un peu plus, du monde infernal de la tradition et de l’enracinement) sans jamais pouvoir s’autoriser ni le plus léger repos (un homme de gauche n’est jamais épicurien, quelles que soient ses nombreuses vantardises sur le sujet) ni le moindre regard en arrière.
Collection: The Metropolitan Museum of Art (Gift of Henry Walters, 1917)
Text: Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée, 2011
Publié: Octobre 2016
Catégorie: Illustration
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