Romain Gary
Chien blanc
1970
Il me semblait jusqu’à présent que, là où il y a de la haine, il n’y a pas d’éducation. Il y a déformation. Dressage. Je suis en train de me dire que le problème noir aux États-Unis pose une question qui le rend pratiquement insoluble : celui de la Bêtise. Il a ses racines dans les profondeurs de la plus grande puissance spirituelle de tous les temps, qui est la Connerie. Jamais, dans l’histoire, l’intelligence n’est arrivée à résoudre des problèmes humains lorsque leur nature essentielle est celle de la Bêtise. Elle est arrivée à les contourner, à s’arranger avec eux par l’habileté ou par la force, mais neuf fois sur dix, lorsque l’intelligence croyait déjà en sa victoire, elle a vu surgir en son milieu toute la puissance de la Bêtise immortelle. Il suffit de voir ce que la Bêtise a fait des victoires du communisme, par exemple, du déferlement des spermatozoïdes de la « révolution culturelle », ou, au moment où j’écris, de l’assassinat du « printemps de Prague » au nom de la « pensée marxiste correcte ».
A ma tristesse, à mon envie de retraité de « ne plus m’en mêler », s’ajoute un agacement beaucoup plus personnel et assez drôle. Depuis que je suis arrivé à Hollywood, ma maison, c’est-à-dire celle de ma femme, est devenue un véritable quartier général de la bonne volonté libérale blanc-américaine. Les libéraux, au sens américain du mot – en français, le mot qui me semble s’en rapprocher le plus est « humanitariste » ou plutôt « humanitaire » – l’envahissent dix-huit heures sur vingt-quatre, même lorsque Jean est au studio. C’est la permanence des belles âmes, et ceux qui s’imaginent que je mets quelque accent moqueur dans ces mots feraient mieux de refermer immédiatement ce livre et d’aller se promener ailleurs.
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Peut-être convient-il de voir, dans ce souci, une simple manifestation du perfectionnisme américain lorsqu’il s’agit des gadgets, leur préoccupation pour le plus puissant, le dernier et le meilleur modèle ?
Je crains cependant que la raison n’en soit plus profonde. Pris dans la complexité d’un univers qui lui échappe et dans les engrenages automatiques et implacables d’une société de plus en plus dominatrice et écrasante, l’homme américain entraîné plus que tout autre dans les circuits préfabriqués d’une existence artificielle, l’individu à qui tout échappe de plus en plus, cherche à retrouver en lui quelque rassurante force élémentaire. Désorienté et impuissant à s’affirmer, simple jeton introduit dans les circuits de distribution de la machine sociale qui en fait un objet produit par un dressage utilitaire, formé par la machine pour la machine, l’homme des passages cloutés et de la bureaucratie de vivre ne voit plus d’autre possibilité d’affirmer sa « puissance » que l’érection. La vague de pornographie en cours, les acteurs exhibant leurs attributs en scène, c’est un défi, une pauvre volonté de « s’affirmer » chez celui qui, dans tous les sens du terme, au point de vue idéologique, philosophique, moral, lutte contre la castration. Une chose en tout cas est certaine : the American dream is becoming a prick. Le « rêve américain » est en train de devenir une…
La « proclamation phallique » est un signe de désarroi, d’anxiété et d’incertitude. Alors que toutes les valeurs s’effondrent, jouir est une certitude qui vous reste. Je me souviens qu’aux heures les plus noires de la guerre, avant d’aller se faire tuer, les soldats sortaient des bordels en disant : « Encore un coup que les boches n’auront pas. »
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J’appelle « société de provocation » toute société d’abondance et en expansion économique qui se livre à l’exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse à la consommation et à la possession par la publicité, les vitrines de luxe, les étalages alléchants, tout en laissant en marge une fraction importante de la population qu’elle provoque à l’assouvissement de ses besoins réels ou artificiellement créés, en même temps qu’elle lui refuse les moyens de satisfaire cet appétit. Comment peut-on s’étonner, lorsqu’un jeune Noir du ghetto, cerné de Cadillac et de magasins de luxe, bombardé à la radio et à la télévision par une publicité frénétique qui le conditionne à sentir qu’il ne peut pas se passer de ce qu’elle lui propose, depuis le dernier modèle annuel « obligatoire » sorti par la General Motors ou Westinghouse, les vêtements, les appareils de bonheur visuels et auditifs, ainsi que les cent mille autres réincarnations saisonnières de gadgets dont vous ne pouvez vous passer à moins d’être un plouc, comment s’étonner, dites-le-moi, si ce jeune finit par se ruer à la première occasion sur les étalages béants derrière les vitrines brisées ? Sur un plan plus général, la débauche de prospérité de l’Amérique blanche finit par agir sur les masses sous-développées mais informées du tiers monde comme cette vitrine d’un magasin de luxe de la Cinquième Avenue sur un jeune chômeur de Harlem.
J’appelle donc « société de provocation » une société qui laisse une marge entre les richesses dont elle dispose et qu’elle exalte par le strip-tease publicitaire, par l’exhibitionnisme du train de vie, par la sommation à acheter et la psychose de la possession, et les moyens qu’elle donne aux masses intérieures ou extérieures de satisfaire non seulement les besoins artificiellement créés, mais encore et surtout les besoins les plus élémentaires.
Cette provocation est un phénomène nouveau par les proportions qu’il a prises : il équivaut à un appel au viol.
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Et il y a aussi l’incroyable inflation verbale de cette époque qui déferle d’un pôle à l’autre de la terre et semble annoncer un épuisement total du vocabulaire, suivi peut-être d’un retour à une authenticité aujourd’hui perdue dans le rapport du mot et de la vérité. Les surenchères de la publicité commerciale et de la propagande politique ont rompu tout rapport de réalité et de valeur réelle entre le produit jeté par le marché, déodorant ou idéologie, et une authenticité quelconque. Au dentifrice qui « sauve » les dents de l’Occident répond le « Beethoven est un ennemi du peuple » de la Chine rouge, et le pape Paul VI lui-même, hélas, ne se laisse pas distancer : ne vient-il pas de proclamer que la révolte contre le célibat des prêtres hollandais est une « crucifixion de l’Église » ?
Qui dit mieux ?
Faut-il vraiment rappeler au pape ce que fut la Crucifixion ?
C’est dans le contexte de ce dévergondage délirant du langage, dans cette inflation verbale avec son escalade dans la recherche de superlatifs de plus en plus dépourvus de contenu réel qu’il convient de situer les « appels au meurtre » des chefs du pouvoir noir.
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Et comme presque toujours dans le cas des consciences protestantes, avec leur fond de diffuse culpabilité qui mène tout droit au masochisme, un « effondrement » s’était produit à un certain moment dans son psychisme. Elle avait commencé à se prendre pour une sorte de sainte victime expiatoire qui rachetait les crimes de la race blanche et l’exploitation des femmes noires par les hommes blancs depuis deux siècles. C’est exactement le genre de femmes que l’on trouve à la base de tout couple pathologique. Je crois aujourd’hui que son fameux petit discours si plein d’humour, cette phrase « si l’un de vous me prouve qu’en couchant avec lui j’aide le peuple noir dans sa lutte », venait de la profondeur d’un subconscient déjà voué à l’autodestruction.
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Nous ramenons dans la voiture l’agent Lloyd Katzenelenbogen, son frère, le producteur Saint-Robert, et l’agent Seymour Blitz, tous les trois dans un état de mea culpa absolument effrayant. C’est tout juste s’ils ne se frappent pas la poitrine et j’ai envie de recueillir dans le creux de la main la cendre de mon cigare pour la leur offrir, afin qu’ils puissent se la répandre sur la tête. Le signe distinctif par excellence de l’intellectuel américain, c’est la culpabilité. Se sentir personnellement coupable, c’est témoigner d’un haut standing moral et social, montrer patte blanche, prouver que l’on fait partie de l’élite. Avoir « mauvaise conscience », c’est démontrer que l’on a une bonne conscience en parfait état de marche et, pour commencer, une conscience tout court. Il va sans dire que je ne parle pas ici de sincérité : je parle d’affectation. Toute civilisation digne de ce nom se sentira toujours coupable envers l’homme : c’est à cela que l’on reconnaît une civilisation.
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Rien de plus aberrant que de vouloir juger les siècles passés avec les yeux d’aujourd’hui.
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Ce pays, étant à l’avant-garde de tout ce qui est démesuré, est aussi à l’avant-garde de la névrose. Dans cette immense machine technologique de distribution de vie, chaque être se sent de plus en plus comme un jeton inséré dans la fente, manipulé par des circuits préétablis et éjecté à l’autre bout sous forme de retraité et de cadavre. Pour sortir de l’inexistence, ou bien, comme les hippies ou les sectes innombrables, on se regroupe en tribus, ou bien on cherche à s’affirmer avec éclat par le happening meurtrier, pour se « venger ». Je sentais peser sur Bobby la menace de la paranoïa américaine, plus dangereuse ici qu’ailleurs, dans ce pays où le culte du succès, de la réussite, accentue les complexes d’infériorité, de persécution, de frustration et d’échec.
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Alain L. me parle de son fils qui fait partie d’un de ces groupements léninistes-trotskistes-révolutionnaires qui sortent partout du sol en ce moment, champignons succulents dont se délectent depuis toujours en salade les véritables connaisseurs comme Staline. Et c’est ce fils révolutionnaire qui est venu consulter son industriel de père : le groupuscule anarchisant dont il fait partie s’est péniblement constitué un capital qui doit assurer l’organisation et la vie du mouvement. Or, à cause justement des « événements » et de la grève générale, le franc baisse, on parle de dévaluation. Comment préserver ce capital de lutte révolutionnaire ? Faut-il acheter de l’or ?
– Dites-lui d’investir dans l’argent-métal. Ça va continuer à monter.
– Vous croyez ? Je ne peux pas me permettre de jouer un tour de cochon à mon fils. Si son groupe révolutionnaire subit des pertes, il va croire que je l’ai fait exprès.
Ce père bourgeois cossu et son fils trotskiste discutant ensemble de la meilleure façon de faire prospérer le petit magot révolutionnaire, c’est le triomphe de la logique sur les idées…
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Je vais me coucher. Mais je ne peux pas dormir. Je pense à Jean. L’Amérique est un pays où tout peut arriver. Je retiens ma place dans l’avion, mais retarde mon départ lorsqu’un ami me téléphone pour m’annoncer qu’un dernier « carré » de Français libres va descendre cet après-midi les Champs-Élysées. Le dernier « carré », c’est quelque chose à quoi je n’ai jamais pu résister. J’ai horreur des majorités. Elles deviennent toujours menaçantes. On imagine donc mon désarroi lorsque, me présentant plein d’espoir sur les Champs-Élysées, je vois déferler des centaines de milliers d’hommes qui donnent une telle impression d’unanimité que j’en ai la chair de poule. Immédiatement, je me sens contre. Venu pour brandir le drapeau tricolore à la croix de Lorraine sous les risées en compagnie de quelques centaines d’autres irréguliers, je me sens volé. Je leur tourne le dos. Tous les déferlements démographiques, qu’ils soient de gauche ou de droite, me sont odieux.
Je suis un minoritaire-né.