Hannah Arendt
Condition de l’homme moderne
1958
L’espoir qui inspira Marx et l’élite des divers mouvements ouvriers — le temps libre délivrant un jour les hommes de la nécessité et rendant productif l’animal laborans — repose sur l’illusion d’une philosophie mécaniste qui assume que la force de travail, comme toute autre énergie, ne se perd jamais, de sorte que si elle n’est pas dépensée, épuisée dans les corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des activités « plus hautes ». Le modèle de cette espérance chez Marx était sans aucun doute l’Athènes de Périclès qui, dans l’avenir, grâce à la productivité immensément accrue du travail humain, n’aurait pas besoin d’esclaves et deviendrait réalité pour tous les hommes. Cent ans après Marx, nous voyons l’erreur de ce raisonnement : les loisirs de l’animal laborans ne sont consacrés qu’à la consommation, et plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus raffinés, de sorte que la consommation ne se borne plus aux nécessités mais se concentre au contraire sur le superflu : cela ne change pas le caractère de cette société, mais implique la menace qu’éventuellement aucun objet du monde ne sera à l’abri de la consommation, de l’anéantissement par consommation.