Alexis de Tocqueville
De la démocratie en Amérique
1840
Je voudrais, avant de quitter pour jamais la carrière que je viens de parcourir, pouvoir embrasser d’un dernier regard tous les traits divers qui marquent la face du monde nouveau, et juger enfin de l’influence générale que doit exercer l’égalité sur le sort des hommes ; mais la difficulté d’une pareille entreprise m’arrête ; en présence d’un si grand objet, je sens ma vue qui se trouble et ma raison qui chancelle.
[…] Le monde qui s’élève est encore à moitié engagé sous les débris du monde qui tombe, et, au milieu de l’immense confusion que présentent les affaires humaines, nul ne saurait dire ce qui restera debout des vieilles institutions et des anciennes mœurs, et ce qui achèvera d’en disparaître.
Quoique la révolution qui s’opère dans l’état social, les lois, les idées, les sentiments des hommes, soit encore bien loin d’être terminée, déjà on ne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui s’est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’antiquité la plus reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres.