Littérature

David Graeber

Dette : 5000 ans d’histoire (I)

2011

Dans Faust (1808), Goethe montre réellement son héros — en sa qualité de magicien alchimiste — en visite chez l’empereur du Saint-Empire. Celui-ci croule sous le poids des dettes qu’il a accumulées sans trêve pour financer les plaisirs extravagants de sa cour. Faust, aidé de son assistant Méphistophélès, le persuade qu’il peut payer ses créanciers en créant du papier-monnaie. La chose est représentée comme un acte de pure prestidigitation. Pense à « la surabondance de trésors qui gisent dans tes États, attendant au fond de la terre », dit Faust à l’empereur. Il suffit, ajoute-t-il, que tu émettes des billets promettant à tes créanciers que tu les leur donneras plus tard. Puisque personne ne sait combien d’or il y a, ce que tu peux promettre est sans limites.

Ce type de langage magique n’apparaît presque jamais au Moyen Âge. Manifestement, c’est seulement à une époque résolument matérialiste que cette aptitude à produire des choses en disant simplement qu’elles existent est perçue comme scandaleuse, voire diabolique. Et cette façon de la percevoir est le signe le plus sûr de l’entrée dans une époque matérialiste. Nous avons déjà vu Rabelais, au tout début de cet âge, revenir à un langage presque identique à celui dont se servait Plutarque quand il fustigeait les usuriers sous l’Empire romain : « ils doivent bien rire des physiciens, qui prétendent que rien ne naît du non-être », alors qu’eux-mêmes manipulent leurs livres et leurs registres pour exiger qu’on leur restitue des sommes qu’ils n’ont jamais eues. Panurge a simplement inversé l’idée : non, c’est en empruntant que je crée quelque chose à partir de rien et que je deviens une sorte de Dieu.

Mais prenons les lignes qui suivent, souvent attribuées à Lord Josiah Charles Stamp, directeur de la Banque d’Angleterre :

« Le système bancaire moderne fabrique de la monnaie à partir de rien. Ce processus est peut-être le tour de passe-passe le plus stupéfiant jamais inventé. La banque a été conçue dans l’iniquité et elle est née dans le péché. Les banquiers possèdent la terre ; si on la leur prend mais qu’on leur laisse le pouvoir de créer le crédit, d’un trait de plume ils créeront assez de monnaie pour la racheter. […] Si vous voulez rester les esclaves des banquiers et payer le coût de votre esclavage, laissez-les continuer à créer des dépôts. »

Il paraît tout à fait invraisemblable que Lord Stamp ait jamais tenu pareils propos, mais ces phrases sont citées inlassablement — c’est probablement la citation qui revient le plus souvent chez les critiques du système bancaire moderne. Tout apocryphes qu’elles sont, elles touchent manifestement un point sensible, et apparemment pour la même raison : les banquiers créent quelque chose à partir de rien. Ils ne sont pas seulement des escrocs et des magiciens. Ils sont le mal, parce qu’ils veulent jouer le rôle de Dieu.

Mais le scandale est plus profond que la pure prestidigitation. Si les moralistes médiévaux n’élevaient pas ce type d’objections, ce n’est pas seulement parce qu’ils étaient à l’aise avec les entités métaphysiques. Ils avaient un problème bien plus fondamental avec le marché : la cupidité. Ils tenaient les motivations du marché pour intrinsèquement corrompues. Dès l’instant où la cupidité a été validée et le profit illimité considéré comme une fin en soi parfaitement viable, cet élément magique, politique, est devenu un vrai problème, parce qu’il signifiait que même ceux qui faisaient concrètement fonctionner le système — les courtiers, les négociants en valeurs boursières, les traders — n’étaient tenus par aucune loyauté convaincante à l’égard de quoi que ce soit, même pas du système lui-même.

Hobbes, qui a développé le premier cette vision de la nature humaine en théorie explicite de la société, était tout à fait conscient de ce dilemme de la cupidité. Il constituait la base de sa philosophie politique. Même si nous sommes tous assez rationnels pour comprendre qu’il est dans notre intérêt à long terme de vivre en paix et en sécurité, soutenait-il, nos intérêts à court terme sont souvent tels que la stratégie visiblement la plus rentable est de tuer et de piller, et il suffit que quelques-uns laissent leurs scrupules de côté pour créer la pire insécurité et le pire chaos. C’est pourquoi les marchés ne peuvent exister, poursuivait-il, que sous l’égide d’un État absolutiste, qui nous forcera à tenir nos promesses et à respecter nos propriétés respectives.


Publié: Février 2025
Catégorie: Littérature