Bernard Charbonneau
Dostoïevski
1994
Dostoïevski prévoit que le besoin de sacré mènera les hommes, après avoir tué Dieu, à sacraliser l’État. Et surtout la Science, qui nous dicte les lois de la matière physique, biologique, demain peut-être sociale.
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Pour être débarrassée de l’angoisse de la liberté, la masse des hommes a besoin d’être occupée. Le pouvoir total doit non seulement organiser leur travail, mais leurs loisirs. « Oui, nous les ferons travailler, mais de leurs heures de liberté nous ferons un jeu enfantin, avec chansons, chorales et rondes innocentes. Oh, nous leur permettrons aussi le péché : ils sont faibles et ils nous aimeront comme des enfants à cause de cela. »
Les enfants ont besoin d’un père qui prenne en charge leur liberté. Une élite, religieuse, scientifique et politique, dirigera cette masse d’êtres mineurs.
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L’unité humaine risque d’être la victime d’une schizophrénie qui oppose l’esprit à la chair, l’idéal au réel, la pensée à la pratique. Ce qui mène, le jour où la foi se perd, sinon à l’anarchie, au cantonnement de plus en plus étroit de la vie privée par une vie publique : économique, professionnelle, politique qui devient la seule réalité ; ne laissant à l’individu que la jouissance égotiste de ses fantasmes, exploités par la culture et les industries des « loisirs ».
Dostoïevski a fort bien vu où mène l’opposition de la charité à la liberté : à un monde totalitaire. La charité sans la liberté aboutit à nier l’individu au nom de la société : à opposer chacun à tous. Parce qu’on les aime tous, on ignore chacun. Parce qu’on veut le bonheur de l’Homme en général, on édifie une société parfaite, une énorme tour de Babel en fonction des besoins et des désirs stéréotypés d’une moyenne humaine. On apporte le pain à sa faim, la vérité à son angoisse ; la sécurité au prix de sa liberté.
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Dostoïevski a eu l’intuition de la voie périlleuse où l’exigence chrétienne d’une liberté et d’un amour parfaits engageait l’Occident libéral, et à sa suite l’espèce humaine. La nature, autrefois divinisée parce que toute puissante, aujourd’hui connue par la Science et exploitée par la Technique, devient un simple objet livré à la souveraineté d’un homme qui est l’imago de son Créateur. S’il oublie que par la chair il n’est lui aussi qu’une créature, il se détruira en détruisant sa terre. Il en est de même pour sa libération d’un ordre politique et social qui de sacré devient laïcisé. L’exigence de liberté de ses membres déchaîne désirs et intérêts, entretient une révolte permanente contre toute loi morale et politique ; une anarchie, des conflits qui eux aussi ramènent au chaos. Sinon à l’ordre total scientifico-politique.
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Pour commencer, puisque le Grand Inquisiteur se place sur le terrain de la réalité humaine, faisons comme lui. Si la moyenne des hommes est composée d’êtres sociaux auxquels leur liberté personnelle fait peur, ils n’en rêvent pas moins d’elle et se sentent insultés si leur interlocuteur en doute. La liberté est une réalité comme sa négation, elle n’est pas seulement la dignité personnelle de chaque individu humain, elle correspond non seulement aux grandes décisions d’une vie, mais à toutes sortes de choix quotidiens : celui de ses aliments, de se déplacer ou choisir son lieu, s’exprimer librement etc., sans lesquels une société devient une prison et tout progrès impossible. Il suffit de rappeler que soixante-dix ans après son succès, le totalitarisme soviétique s’est décomposé de lui-même.
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La réponse au problème du mal — mais y en a-t-il encore un dans une société profane qui perd de vue le bien et le mal en croyant les dépasser ? — est contenue dans la liberté même qui nous en inflige le constat. C’est parce que notre monde inachevé n’est pas la Jérusalem céleste où le Bien règne partout à tout jamais que nous devons le chercher afin d’y travailler. S’il était absolument connu et réalisé sur terre, notre présence n’aurait aucun sens. A elle de partir en quête et d’intervenir : qui cherche trouve, en tout cas qui ne cherche pas ne trouvera jamais. La liberté chrétienne n’est pas une vérité qu’on possède, une solution donnée d’avance : même celui qui s’incline devant l’autorité de l’Eglise choisit de le faire. Il faut souffrir la contradiction si on veut la dépasser. Et ici-bas ce ne sera jamais une fois pour toutes.