Jacques Tati
Entretien avec André Bazin
1958
Dans le petit quartier, à Saint-Maur, des locataires du rez-de-chaussée, qui habitaient à trois dans une pièce (tenez-vous bien !), nous ont installé une salle de maquillage, avec une petite cloison ! Ils nous ont donné leur clef. Dans cette même rue, il y a une dame qui fait les courses pour les autres. J’ai senti que ces gens-là se connaissaient, s’aidaient. Tout ce qu’on a pu obtenir sur la place de Saint-Maur et dans cette rue là, c’est quelque chose d’insensé. Eh bien ! j’ai l’impression que cette gentillesse est très très diminuée aujourd’hui. Les gens ne s’arrêtent plus aux passages cloutés. Ça passe : tant pis, il faut arriver, il faut arriver. On ne sait pas trop où ils veulent aller d’ailleurs : maintenant, on parle de la Lune. Aujourd’hui, avec ce progrès, soi-disant extraordinaire, le seul agrément restant au Parisien qui veut visiter la capitale un dimanche, après avoir travaillé toute sa semaine, c’est de rester quatre heures derrière une autre voiture pour aller, et quatre heures pour revenir, pour aller respirer, trois heures sur le temps qui lui reste.
Aujourd’hui un Américain, à cause des voisins, à cause de la publicité, ne peut pas accepter de garder une voiture plus d’un an. C’est impossible qu’en 1958, il circule avec une voiture de 57 : on a mis deux chevaux supplémentaires ! Les enfants ne peuvent plus avoir aucun respect, ils ne peuvent avoir aucun subvenir quant a l’achat de la voiture. Quand on achetait autrefois une voiture, c’était très important ! On allait l’essayer dans le garage ! Aujourd’hui un gosse américain de huit ou neuf ans voit qu’elle a une poignée un tout petit peu différente, il sait qu’elle changera encore en 59, il n’a plus aucun respect, il met les pieds sur les coussins… Et pour tout le reste, c’est pareil. Tout a suivi.