Albert Camus
L’Homme révolté (I)
1951
Les hommes d’Europe, abandonnés aux ombres, se sont détournés du point fixe et rayonnant. Ils oublient le présent pour l’avenir, la proie des êtres pour la fumée de la puissance, la misère des banlieues pour une cité radieuse, la justice quotidienne pour une vaine terre promise. Ils désespèrent de la liberté des personnes et rêvent d’une étrange liberté de l’espèce ; refusent la mort solitaire, et appellent immortalité une prodigieuse agonie collective. Ils ne croient plus à ce qui est, au monde et à l’homme vivant ; le secret de l’Europe est qu’elle n’aime plus la vie.