Littérature

Ivan Illich

La fin d’un Âge

1977

Les illusions qui ont permis aux professions de s’arroger le rôle d’arbitres des besoins sont maintenant de plus en plus évidentes au sens commun. On comprend souvent assez bien de quoi il retourne dans le secteur des services — ce sont des tranquillisants ou des rituels qui dissimulent, dans la galère pour-voyeur-consommateur, l’antinomie entre l’idéal au nom duquel le service est fourni et la réalité que crée ce service. Les écoles, qui promettent une instruction égale pour tous, engendrent une méritocratie inégalement dégradante et assujettissent à vie les êtres à la férule de l’enseignement. Les véhicules contraignent chacun à avancer — mais vers quoi ? Seulement, le public n’a pas encore clarifié les choix. D’un côté, la tutelle des spécialistes pourrait déboucher sur des professions de foi politiques centrées sur des besoins et sur l’obligation de les satisfaire ; de l’autre, les expériences des citoyens pourraient les amener à rejeter cette tutelle et à réaffirmer leur confiance en eux-mêmes. Un choix éclairé requiert d’examiner le rôle spécifique des professions, en déterminant qui, dans cet âge, a obtenu quoi, de qui et pourquoi.

Pour voir clairement le présent, imaginons les enfants qui joueront bientôt dans les ruines des lycées, des hôtels Hilton et des hôpitaux. Dans ces châteaux professionnels devenus cathédrales, édifiés pour nous protéger de l’ignorance, de l’inconfort et de la mort, les enfants de demain réinterpréteront dans leurs jeux les illusions de notre Âge des Professions, comme nous reconstruisons, à partir des châteaux et des cathédrales, les croisades des chevaliers contre le péché et le Turc pendant l’Âge de la Foi. Les enfants mêleront dans leurs jeux le charabia qui pollue aujourd’hui notre langue aux archaïsmes hérités des histoires de brigands et de cow-boys. Je les vois s’adresser l’un à l’autre en tant que président et secrétaire plutôt qu’en tant que gendarme et voleur. Bien entendu, les adultes rougiront lorsqu’ils s’oublieront à employer des termes du baragouin gestionnaire tels que « prise de décision », « planification sociale » et « solution des problèmes ».

On se souviendra de l’Âge des Professions comme de ce temps où la politique s’est étiolée, tandis que, sous la houlette des professeurs, les électeurs donnaient à des technocrates le pouvoir de légiférer à propos de leurs besoins, l’autorité de décider qui a besoin de quoi, et le monopole des moyens par lesquels ces besoins seraient satisfaits. On s’en souviendra aussi comme de l’Âge de la Scolarité, âge où les gens, pendant un tiers de leur vie, étaient formés à accumuler des besoins sur ordonnance et, pour les deux autres tiers, constituaient la clientèle de prestigieux trafiquants de drogue qui entretenaient leur intoxication. On s’en souviendra comme de l’âge où le voyage d’agrément signifiait un déplacement moutonnier pour aller lorgner des étrangers, où l’intimité nécessitait de s’exercer à l’orgasme sous la direction de Masters et Johnson, où avoir une opinion consistait à répéter la dernière causerie télévisée, où voter était approuver un vendeur et lui demander de « remettre ça ».

Les étudiants futurs seront aussi perplexes quant aux différences supposées entre l’école capitaliste et l’école socialiste, les soins de santé, le système des prisons ou celui des transports, que ceux d’aujourd’hui le sont devant les différences entre la justification par les œuvres et la justification par la foi qui divisaient les sectes chrétiennes à la fin de la Réforme. Ils découvriront aussi que, dans les pays pauvres ou dans les pays socialistes, les bibliothécaires, les chirurgiens ou les concepteurs de supermarchés en étaient venus à traiter les mêmes archives, à employer les mêmes instruments, à structurer les mêmes espaces que leurs collègues des pays riches au début de la décennie. Les archéologues diviseront le temps que nous aurons vécu non en fonction de tessons de poteries, mais en fonction de modes professionnelles, reflétées par les tendances « dans le vent » des publications de l’UNESCO.

Il y aurait quelque présomption à prédire si le souvenir de cet âge, où les besoins étaient modelés par les professionnels, sera encensé ou honni. Pour ma part, j’espère qu’on s’en souviendra comme du soir où papa a fait la noce et « claqué » la fortune familiale, obligeant ainsi ses enfants à recommencer à zéro. Probablement et malheureusement, on s’en souviendra comme du temps où la poursuite frénétique d’une richesse appauvrissante par toute une génération rendit toute liberté aliénable ; après quoi la politique, qui était passée aux mains organisées des assistés, a été étouffée par le totalitarisme des spécialistes.


Publié: Novembre 2025
Catégorie: Littérature