Christopher Lasch
La révolte des élites
1995
La reconnaissance de l’égalité des droits est une condition nécessaire mais non suffisante de la citoyenneté démocratique. Si tout le monde n’a pas accès également aux moyens de compétence (comme nous pourrions les désigner), l’égalité des droits ne confère pas le respect de soi. C’est pourquoi c’est une erreur de fonder la défense de la démocratie sur la fiction sentimentale qui veut que les gens soient tous pareils. En fait, les gens n’ont pas tous les mêmes capacités (ce qui, bien sûr, ne nous empêche pas de pouvoir entrer par l’imagination dans la vie des autres). Comme l’a fait remarquer Hannah Arendt, les Lumières ont compris les choses à l’envers. C’est la citoyenneté qui confère l’égalité et non pas l’égalité qui crée un droit à la citoyenneté. L’identité n’est pas l’égalité et, ajoute Hannah Arendt, « pour cette raison, l’égalité politique est le contraire même de l’égalité devant la mort… ou de l’égalité devant Dieu ». L’égalité politique — la citoyenneté — met à égalité des gens qui autrement sont inégaux dans leurs capacités, et l’universalisation de la citoyenneté doit donc être accompagnée non seulement par une formation théorique dans les arts de la citoyenneté mais par des mesures conçues pour assurer la distribution la plus large de la responsabilité économique et politique, dont l’exercice est encore plus important qu’une formation théorique pour enseigner à bien juger, à parler de manière claire et convaincante, à avoir la capacité de décider et à être prêt à accepter les conséquences de nos actions. C’est en ce sens que la citoyenneté universelle implique tout un monde de héros. La démocratie a besoin d’un tel monde si la citoyenneté ne veut pas devenir une formalité vaine.
La démocratie demande aussi une éthique plus stimulante que la tolérance. La tolérance, c’est bien joli, mais ce n’est que le commencement de la démocratie, non sa destination. De nos jours, la démocratie est plus sérieusement menacée par l’indifférence que par l’intolérance ou la superstition. Nous sommes devenus bien trop experts en bonnes raisons pour nous-mêmes — pire encore, en bonnes raisons pour les « défavorisés ». Nous sommes si occupés à défendre nos droits (droits pour l’essentiel conférés par décision judiciaire) que nous accordons peu de réflexion à nos responsabilités. Nous disons rarement ce que nous pensons, par crainte de blesser ou de choquer. Nous sommes résolus à respecter tout le monde, mais nous avons oublié que le respect doit se gagner. Le respect n’est pas synonyme de tolérance ou de prise en compte de « modes de vie ou communautés différents ». Il s’agit là d’une approche touristique de la morale. Le respect est ce que nous éprouvons en présence de réussites admirables, de caractères admirablement formés, de dons naturels mis à bon usage. Il implique l’exercice d’un jugement discriminant et non d’une acceptation indiscriminée.
[…]
Nous sommes devenus bien trop accommodants, bien trop tolérants, pour notre propre santé. Au nom d’une compréhension pleine de sympathie, nous tolérons le travail salopé, les habitudes de pensée médiocres, et les normes de conduite personnelle incorrectes. Nous supportons les mauvaises manières, les mauvaises façons de parler de toutes sortes, depuis la scatologie banale aujourd’hui devenue omniprésente jusqu’aux raffinements du charabia universitaire. Il est rare que nous prenions la peine de corriger une erreur ou de débattre avec des adversaires dans l’espoir de leur faire changer d’avis. Au lieu de cela, nous leur imposons silence en criant plus fort qu’eux ou alors nous sommes d’accord pour ne pas être d’accord, en disant que nous avons tous droit à nos opinions. De nos jours, il y a plus de chances pour que la démocratie meure d’indifférence que d’intolérance. La tolérance et la compréhension sont des vertus importantes, mais elles ne doivent pas devenir un prétexte pour l’apathie.
[…]
Les enfants ont besoin de risquer l’échec et la déception, de surmonter des obstacles et de venir à bout des terreurs qui les environnent en les affrontant. On ne peut pas recevoir une bonne opinion de soi ; on doit la gagner. La pratique thérapeutique et pédagogique actuelle, qui est toute « empathie » et « compréhension », espère fabriquer la bonne opinion de soi sans risque. Même des sorciers ne pourraient pratiquer un miracle médical de cette ampleur.