Aldous Huxley
La Science, la Liberté, la Paix
1946
La croyance en un progrès général est fondée sur ce rêve, où les désirs sont pris pour des réalités, — qu’on peut obtenir quelque chose pour rien. Elle repose sur l’hypothèse que les gains dans un domaine ne devront pas être payés par des pertes dans d’autres domaines. Pour les anciens Grecs, la hubris, ou insolence outrecuidante, qu’elle fût dirigée contre les dieux, ou contre nos semblables, ou contre la nature, devait nécessairement être suivie, tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre, par la Némésis vengeresse. A la différence des Grecs, nous autres, gens du XXᵉ siècle, nous croyons que nous pouvons être insolents avec impunité.
Notre foi en ce dogme du progrès inévitable est tellement intense qu’elle a survécu à deux guerres mondiales, et qu’elle demeure florissante en dépit du totalitarisme et du renouveau de l’esclavage, des camps de concentration, et des bombardements à saturation.
La foi en le progrès a affecté la vie politique contemporaine en ressuscitant et en popularisant, sous une forme au goût du jour, pseudo-scientifique, et séculière, la vieille doctrine apocalyptique des Hébreux et des Chrétiens. Une destinée glorieuse attend l’humanité, un Age d’Or à venir, dans lequel des appareils mécaniques plus ingénieux, des plans grandioses, et des institutions sociales plus compliquées, auront, d’une façon ou d’une autre, créé une race d’êtres humains meilleurs et plus brillants. La fin ultime de l’homme n’est pas dans le Maintenant éternel et intemporel, mais dans un avenir utopique pas trop éloigné. Afin d’assurer la paix et le bonheur de leurs arriére-arriére-petits-enfants, les masses doivent accepter, et leurs gouvernants n’ont point à se faire scrupule d’imposer, en quantité quelconque, la guerre et l’esclavage, la souffrance et le mal moral. Fait éminemment significatif, tous les dictateurs modernes, qu’ils soient de droite ou de gauche, parlent sans cesse de l’Avenir doré et justifient les actes les plus atroces commis hic et nunc, en prétextant que ce sont des moyens en vue de cette fin radieuse. Mais la seule chose que nous sachions tous, au sujet de l’avenir, c’est que nous sommes dans l’ignorance complète de ce qui va se passer, et que ce qui se produit en fait est souvent fort différent de ce que nous avions escompté. En conséquence, toute foi fondée sur des événements hypothétiques dans l’avenir lointain est condamnée a être toujours, de par la nature même des choses, d’une absence de réalisme désespérante.