Jean-Claude Michéa
Le complexe d’Orphée
2011
On mesure alors mieux la nature de l’illusion moderniste. Elle repose sur la croyance naïve que l’accès à une société véritablement universelle – autrement dit, à une société qui se serait enfin affranchie des limites que chaque culture particulière impose, par définition, à ses membres – devrait exiger de chaque individu et de chaque peuple qu’ils renoncent définitivement à toutes leurs formes d’appartenance antérieures (de la tribu à la nation, en passant par le village ou le quartier). Formes d’appartenance – ou « identités » – que l’idéologie moderniste conduit inévitablement à percevoir comme autant d’obstacles « archaïques » et « réactionnaires » à l’unification promise du genre humain sous la double enseigne des « droits de l’homme » et du marché mondialisé.
Si l’impératif de mobilité perpétuelle du capital et du travail, qui est au cœur de tous les théorèmes de l’économie capitaliste (la « libre circulation – précisait la célèbre directive Bolkestein – des marchandises, des capitaux, des services et des hommes »), a pu être aussi facilement repris à son compte, sous le nom séduisant de « nomadisme », par la gauche moderne, c’est donc bien d’abord parce que cet impératif économique majeur correspondait point par point au programme de désaffiliation intégrale des individus, qui constitue aux yeux de cette gauche, l’unique condition d’entrée possible dans ce « village global » censé immuniser à jamais les hommes contre leur folie « identitaire ». Pour qui veut ouvrir toutes les portes du capitalisme, il n’existe effectivement pas de sésame plus efficace que le complexe d’Orphée.