Gustave Thibon
L’équilibre et l’harmonie
1993
Ce qui me blesse aujourd’hui dans mon époque, c’est l’émiettement et le déracinement.
La vie est décolorée alors qu’on la veut haute en couleur pour compensation. Jadis on s’aimait ou on se détestait. Aujourd’hui il y a une espèce d’indifférence. La multiplication des seuls dont parle Valéry. Ça glisse, ça manque d’épaisseur, de densité, de profondeur. Ce que j’ai appelé le « mythe du passage à niveau » illustre bien cela.
Le passage à niveau représente l’idéal, l’état de l’équité abstraite, de la justice mathématique ; le garde-barrière symbolise la prolifération épuisante des organismes de contrôle, de défense et de protection ; le fonctionnarisme. Deux pôles indissolubles de la même réalité ; on a voulu tout simplifier, tout égaliser, on a rêvé de réduire le corps social à une figure de géométrie plane. Résultat : à la complexité organique de la nature, à la complexité vivante, féconde, fille et servante de l’unité, on a substitué une complexité mécanique, artificielle et parasite.
Si je voulais définir en un mot ma conception de la société, je dirais qu’elle est dominée par l’échange vital entre le sujet et l’objet, ce qui me paraît résumer le réalisme. Le laboureur est réaliste parce que son amour et son travail de la terre procèdent d’un contact intime entre elle et lui ; les saints sont réalistes parce que leur volonté adhère à la volonté divine.
Le réalisme implique toujours des liens organiques entre l’homme concret et l’objet concret. L’irréalisme se reconnaît au primat de l’abstraction livrée à elle-même. Abstraire signifie aussi séparer. Nous sommes aujourd’hui à l’âge des masses et de l’isolement. Les hommes y sont ressemblants et séparés comme les atomes, ils se pressent et se heurtent sans pouvoir s’entrepénétrer. Contradiction ? Non : le vent n’a pas les mêmes effets sur les feuilles mortes ou les grains de sable, et sur les arbres de la forêt : la terre où ils entremêlent leurs racines les nourrit et les retient. Mais il n’y a pas de plus grandiose « mouvement de masses » qu’une tempête de sable dans le désert…
Ma conception de la vie sociale a son analogue dans l’organisme humain : analogie déficiente, sans doute, et cependant la meilleure. Dans le corps comme dans la société, toute centralisation est un mal. Chaque organe a une espèce d’autonomie : le cœur ne fait pas le travail du foie.
Les organes ne sont pas centralisés, ils sont unifiés. Nous avons peut-être trop d’équilibre aujourd’hui, et pas assez d’harmonie. L’équilibre est fait de poids et de contrepoids ; l’harmonie est une synthèse supérieure, comme les notes d’une mélodie, où tous les éléments musicaux (et les silences mêmes) sont inégaux entre eux.