Littérature

Jacques Ellul

Métamorphose du bourgeois (I)

1967

Dire que l’idéologie du bonheur a été créée par le bourgeois peut paraître singulier, car nous sommes aujourd’hui tellement habités par cette idéologie qu’il nous apparaît comme naturel pour l’homme d’avoir toujours recherché le bonheur. […] Nous devons, en réalité, nous demander si nous ne procédons pas à une projection de notre conviction propre sur le passé. Si l’on considère, en effet, les modes d’expression de l’homme et ses objectifs exprimés ou cachés, pour autant que nous puissions les connaître au cours des siècles, il ne semble pas que le bonheur tel que nous l’entendons aujourd’hui ait joué un grand rôle.

[…]

Au cours de son histoire, l’homme s’est fixé un grand nombre d’objectifs qui ne partaient pas d’un désir de bonheur, et qui ne provoquaient pas des actions en vue du bonheur qu’il s’agisse du problème d’une survie, de la structuration du groupe social, du jeu ou d’opérations techniques, l’idéologie, le souci du bonheur n’y sont guère présents. L’homme obéit à quantité d’autres motivations. Remarquons aussi à quel point dans l’histoire de la philosophie, l’hédonisme tient peu de place.

[…]

Certaines de ces composantes du bonheur que nous venons de rappeler schématiquement peuvent paraître liées à notre société actuelle : loisir, excès de publicité, prestige, confort… […] Mais il s’agissait de l’idéologie bourgeoise et, à ce moment-là, destinée à la classe bourgeoise. Seuls peu de bienheureux y avaient accès. Mais la recherche de maisons, de chauffages, de meubles, de véhicules de plus en plus confortables impliquait une certaine conception préalable du repos et du bonheur — alors que c’était une préoccupation très étrangère encore au XVIIIᵉ siècle.

[…]

Le confort recherche avant tout l’utilité agréable, mais non pas tellement le véritablement utile, répondant à des besoins effectifs, mais une apparence d’utilité de détail pour calmer et apaiser doucement cet homme occupé, le bourgeois. Le confort, dont nous pouvons connaître l’image par la publicité, l’aspiration au confort, dont la publicité encore nous révèle la puissance, se situent au niveau le plus platement matériel, mais conditionnent réellement une totalité de vie. Grâce au confort, le bourgeois est assuré d’une réalisation pleine et entière de l’homme.

[…]

On ne peut contester l’agrément, l’utilité de cet usage. Le confort porte avec lui la certitude et la sécurité. […] Mais plus généralement le confort matériel nous aide à chasser l’inquiétude, à endormir l’angoisse, à dissiper l’ennui, à équilibrer nos humeurs, à repousser les questions dernières. […] Celui-ci consiste essentiellement dans une sorte de sécurité, la certitude que l’homme n’est pas remis en question dans son être. Il s’agit d’éviter à tout prix doute, le combat spirituel : or, le confort matériel tend fondamentalement à donner le sentiment d’une sécurité absolue à l’homme.

[…]

Il y a réellement compénétration totale entre les diverses formes de confort, et c’est pourquoi l’obtention du confort matériel est bien un facteur idéologique dans la bourgeoisie, car il est étroitement lié à la bonne conscience. Il ne peut se développer que dans un climat de bonne conscience et il est ordonnateur de cette bonne conscience maintenant installée dans un univers organisé matériellement en ce but. Le confort implique la maîtrise de l’homme sur l’univers qui n’est plus fait que de choses. Il n’y a plus de puissance, il n’y a plus de mystère, les choses sont des choses, il est loisible de les accaparer, d’avoir une mainmise totale, sans réserve pour le besoin de l’homme : l’absence de mystère du monde est un facteur décisif du confort, or c’est le bourgeois en effet qui a chassé le mystère et prétend pouvoir tout organiser, clarifier.

[…]

Mais il me faut ici, en correspondance avec l’idéologie du néant, redécouvrir avec sérieux que chaque plus produit un moins. L’homme a de plus en plus de moyens de bonheur, d’objets à sa disposition, de confort, de distraction — et manifestement il est moins heureux. Il a perdu l’art d’être heureux, le goût subtil des choses élémentaires accordant une authenticité au fugace bonheur. Voyez l’homme chercher éperdument plus de choses pour être heureux. Voyez l’insatisfaction profonde des jeunes et leur ennui radical au milieu de mille distractions. Constatez surtout la construction de l’idéologie du bonheur : l’homme heureux n’a pas besoin d’une idéologie pour se prouver qu’il l’est ou va l’être. Il n’a pas besoin de se faire le cinéma. Or, c’est très exactement notre situation. L’homme a de plus en plus de sécurités, il vit dans un monde de sécurités, sociales ou individuelles, assurances, police, organisation, retraites… et il éprouve de plus en plus son insécurité fondamentale. L’homme occidental a peur. C’est sa caractéristique essentielle. Il plonge dans l’angoisse. Et les philosophies de l’angoisse ne sont pas un hasard. Elles répondent à la situation de l’homme en sécurité.

[…]

Notre société, accomplissement de la bourgeoisie, a réalisé l’objectif profond qui faisait avancer cette classe. Au moment où elle se dissout, elle accouche d’un monde en parfaite forme, mais vide.


Publié: Décembre 2024
Catégorie: Littérature