Simone Weil
Ne recommençons pas la Guerre de Troie
1937
Aussi n’y a-t-il qu’à regarder autour de soi pour trouver des exemples d’absurdités meurtrières. L’exemple de choix, ce sont les antagonismes entre nations. On croit souvent les expliquer en disant qu’ils dissimulent simplement des antagonismes capitalistes ; mais on oublie un fait qui pourtant crève les yeux, c’est que le réseau de rivalités et de complexités, de luttes et d’alliances capitalistes qui s’étend sur le monde, ne correspond nullement à la division du monde en nations. Le jeu des intérêts peut opposer entre eux deux groupements français, et unir chacun d’eux à un groupement allemand. L’industrie allemande de transformation peut être considérée avec hostilité par les entreprises françaises de mécanique ; mais il est à peu près indifférent aux compagnies minières que le fer de Lorraine soit transformé en France ou en Allemagne, et les vignerons, les fabricants d’articles de Paris et autres sont intéressés à la prospérité de l’industrie allemande. Ces vérités élémentaires rendent inintelligible l’explication courante des rivalités entre nations. Si l’on dit que le nationalisme recouvre toujours des appétits capitalistes, on devrait dire les appétits de qui. Des Houillères ? De la grosse métallurgie ? De la construction mécanique ? De l’Électricité ? Du Textile ? Des Banques ? Ce ne peut être tout cela ensemble, car les intérêts ne concordent pas ; et si on a en vue une fraction du capitalisme, encore faudrait-il expliquer pourquoi cette fraction s’est emparée de l’État. Il est vrai que la politique d’un Etat coïncide toujours à un moment donné avec les intérêts d’un secteur capitaliste quelconque ; on a ainsi une explication passe-partout qui du fait même de son insuffisance s’applique à n’importe quoi. Etant donné la circulation internationale du capital, on ne voit pas non plus pourquoi un capitaliste rechercherait plutôt la protection de son propre État que d’un État étranger, ou exercerait plus difficilement les moyens de pression et de séduction dont il dispose sur les hommes d’État étrangers que sur ses compatriotes. La structure de l’Économie mondiale ne correspond à la structure politique du monde que pour autant que les États exercent leur autorité en matière économique ; mais aussi le sens dans lequel s’exerce cette autorité ne peut pas s’expliquer par le simple jeu des intérêts économiques. Quand on examine le contenu du mot : intérêt national, on n’y trouve même pas l’intérêt des entreprises capitalistes. « On croit mourir pour la patrie, disait Anatole France ; on meurt pour des industriels. » Ce serait encore trop beau. On ne meurt même pas pour quelque chose d’aussi substantiel, d’aussi tangible qu’un industriel.
[…] Ainsi, quand on fait la guerre, c’est pour conserver ou pour accroître les moyens de la faire. Toute la politique internationale roule autour de ce cercle vicieux. Ce qu’on nomme prestige national consiste à agir de manière à toujours donner l’impression aux autres pays qu’éventuellement on est sûr de les vaincre, afin de les démoraliser. Ce qu’on nomme sécurité nationale, c’est un état de choses chimérique où l’on conserverait la possibilité de faire la guerre en privant tous les autres pays. Somme toute, une nation qui se respecte est prête à tout, y compris la guerre, plutôt que de renoncer à faire éventuellement la guerre. Mais pourquoi faut-il pouvoir faire la guerre ? On ne le sait pas plus que les Troyens ne savaient pourquoi ils devaient garder Hélène. C’est pour cela que la bonne volonté des hommes d’État amis de la paix est si peu efficace. Si les pays étaient divisés par des oppositions réelles d’intérêts, on pourrait trouver des compromis satisfaisants. Mais quand les intérêts économiques et politiques n’ont de sens qu’en vue de la guerre, comment les concilier d’une manière pacifique ? C’est la notion même de nation qu’il faudrait supprimer. Ou plutôt c’est l’usage de ce mot : car le mot national et les expressions dont il fait partie sont vides de toute signification, ils n’ont pour contenu que les millions de cadavres, les orphelins, les mutilés, le désespoir, les larmes.
Un autre exemple admirable d’absurdité sanglante, c’est l’opposition entre fascisme et communisme. Le fait que cette opposition détermine aujourd’hui pour nous une double menace de guerre civile et de guerre mondiale est peut-être le symptôme de carence intellectuelle le plus grave parmi tous ceux que nous pouvons constater autour de nous. Car si on examine le sens qu’ont aujourd’hui ces deux termes, on trouve deux conceptions politiques et sociales presque identiques. De part et d’autre, c’est la même mainmise de l’État sur presque toutes les formes de vie individuelle et sociale ; la même militarisation forcenée ; la même unanimité artificielle, obtenue par la contrainte, au profit d’un parti unique qui se confond avec l’État et se définit par cette confusion ; le même régime de servage imposé par l’État aux masses laborieuses à la place du salariat classique. Il n’y a pas deux nations dont la structure soit plus semblable que l’Allemagne et la Russie, qui se menacent mutuellement d’une croisade internationale et feignent chacune de prendre l’autre pour la Bête de l’Apocalypse. C’est pourquoi on peut affirmer sans crainte que l’opposition entre fascisme et communisme n’a rigoureusement aucun sens. Aussi la victoire du fascisme ne peut-elle se définir que par l’extermination des communistes, et la victoire du communisme que par l’extermination des fascistes. Il va de soi que, dans ces conditions, l’antifascisme et l’anticommunisme sont eux aussi dépourvus de sens. La position des antifascistes, c’est : Tout plutôt que le fascisme ; tout, y compris le fascisme sous le nom de communisme. La position des anticommunistes, c’est : Tout plutôt que le communisme ; tout, y compris le communisme sous le nom de fascisme. Pour cette belle cause, chacun, dans les deux camps, est résigné d’avance à mourir, et surtout à tuer.