Jacques Ellul
Propagandes
1962
D’autre part, le public n’est sensible qu’à l’événement contemporain. Seul il le concerne et le met en question. Il ne peut évidemment y avoir propagande que lorsque l’homme se sent mis en question. Il ne peut pas y avoir d’influence quand l’individu est stabilisé, les pieds dans ses pantoufles au milieu d’une sécurité totale. Or, l’individu moyen, l’homme quelconque de notre temps, ce ne sont ni les événements du passé, ni les grands problèmes métaphysiques qui le mettent en question. Il n’est pas sensible au tragique de l’existence, il n’est pas angoissé par une question que Dieu lui poserait : il ne se sent mis en question que par l’événement actuel, politique ou économique. Dès lors, la propagande ne peut agir qu’à partir de cette actualité là.
[…]
Nous avons déjà constaté l’impossibilité pour l’homme de tenir en main plusieurs faits, plusieurs événements, pour en faire la synthèse ou pour les confronter, ou pour les opposer. Un clou chasse l’autre. Les faits anciens sont chassés par les nouveaux. Il ne peut y avoir aucun exercice de la pensée dans ces conditions. Et de fait, l’homme moderne ne pense pas sur les problèmes d’actualité, il les ressent, il réagit mais ne prend pas conscience, pas plus qu’il ne prend de responsabilités.
[…]
Cette situation de l’« homme de l’actualité » est favorable à la propagande. En effet cet homme est justement tout à fait sensible à l’infléchissement du courant actuel, il suit tous les courants parce qu’il n’a jamais de repères, il est instable parce qu’il court après l’actualité, il se réfère à l’événement, et de ce fait ne peut résister à une impulsion quand elle lui vient de l’événement même. Parce qu’il est dans le bain de l’actualité, cet homme est d’une fragilité psychique qui le met à la disposition du propagandiste. Il n’y a jamais confrontation entre l’événement et la vérité. Il n’y a jamais relation de l’événement avec la personne. L’information d’actualité ne concerne jamais la personne. Quoi de plus poignant, de plus angoissant, de plus décisif que la désintégration de l’atome (en dehors même de la bombe) ? Et pourtant cela s’efface derrière le caractère épisodique et spectaculaire de telle explosion, de tel exploit sportif, car c’est de l’information superficielle pour l’homme quelconque. La propagande s’adresse à cet homme. Elle ne peut se référer, comme lui, qu’à l’actualité la plus superficielle, relative à un fait spectaculaire, et à cela seulement, car cela seulement peut intéresser l’homme et l’amener à prendre une certaine décision, une certaine attitude.