Littérature

Hannah Arendt

Questions de philosophie morale (I)

1966

Penser et se souvenir, avons-nous dit, est la manière humaine d’établir des racines, de prendre sa place dans un monde où nous arrivons tous tels des étrangers. Ce que nous appelons ordinairement une personne ou une personnalité, par opposition au fait d’être un simple être ou de n’être personne, dérive en réalité de ce processus d’enracinement par la pensée. C’est en ce sens que j’ai dit qu’il est presque redondant de parler de personnalité morale ; une personne peut assurément avoir une nature bonne ou mauvaise, elle peut avoir des tendances généreuses ou pingres, elle peut être agressive ou accommodante, ouverte ou cachottière ; elle peut s’adonner à toutes sortes de vices, et de même être née intelligente ou stupide, belle ou laide, sympathique ou plutôt désagréable. Tout cela n’a rien à voir avec les questions qui nous concernent ici.

Si c’est un être qui pense, qui est bien enraciné dans ses pensées et ses souvenirs, et qui sait donc qu’il doit vivre avec lui-même, il y aura des limites à ce qu’il peut se permettre de faire et ces limites ne lui seront pas imposées de l’extérieur, elles seront autoposées. Ces limites peuvent varier de façon considérable et gênante selon les personnes, les pays, les siècles, mais le mal extrême et sans limites n’est possible qu’en l’absence totale de ces racines autodéveloppées qui limitent automatiquement les possibles.

Elles font défaut là où les hommes glissent seulement à la surface des événements, quand ils se laissent ballotter sans jamais accéder aux profondeurs dont ils pourraient être capables. Bien sûr, cette profondeur elle-même change selon les personnes et les siècles dans son contenu spécifique comme dans ses dimensions. Socrate croyait qu’en enseignant aux gens comment penser, comment se parler à eux-mêmes, par opposition à l’art de l’orateur qui consiste à persuader et à l’ambition du sage qui veut enseigner quoi penser et comment apprendre, il rendrait meilleurs ses concitoyens ; mais si nous admettons ce présupposé et si nous demandons alors quelles seront les sanctions pour ce fameux crime caché aux yeux des dieux et des hommes, il pourrait nous répondre en disant seulement : la perte de cette capacité, la perte de la solitude et, comme j’ai tenté de l’illustrer, la perte de notre créativité — en d’autres termes, la perte du soi qui constitue la personne.

[…]

Ces considérations expliquent pourquoi la morale socratique, dotée de qualités négatives et marginales, s’est révélée être la seule morale qui fonctionne dans les situations limites, c’est-à-dire dans les moments de crise et d’urgence. Lorsque les normes ne sont plus du tout valides — comme à Athènes dans le troisième tiers du Vᵉ siècle et au IVᵉ siècle avant J.-C., ou comme en Europe au cours du troisième tiers du XIXᵉ siècle et au XXᵉ —, il ne reste plus que l’exemple de Socrate, qui n’a peut-être pas été le plus grand philosophe, mais qui demeure le philosophe par excellence.


Publié: Mars 2025
Catégorie: Littérature