Littérature

Johann Kaspar Lavater

Topophilie

1838

N°9. TOPOPHILIE

Amour de l’habitation, concentrativité, habitativité. (Spurzheim)

« En examinant les mœurs des animaux, dit Spurzheim, on trouve que les différentes espèces sont attachées à des régions déterminées… La nature paraît avoir voulu que toute la terre fût habité, et, à cet effet, elle a assigné aux animaux leurs différens séjours par un instinct particulier. »

« Quelques peuples sont extrêmement attachés à leur pays ; d’autres sont disposés aux émigrations. » D’autres sont aussi sont nomades, tels que les tartares qui n’ont point d’habitations fixes. Quant à la disposition à émigrer, ne vient-elle pas du désir d’être mieux ? n’est-ce pas là l’espoir de ces bandes d’allemands qui abandonnent leurs foyers pour aller s’établir en Amérique.

« Quelques personnes sont très-atlachées à une habitation ; d’autres changent leurs habitations aussi facilement que leurs habits. » Tous les hommes n’ont pas ce goût du changement, il en est qui sont au contraire très-attachés au lieu qui les a vu naître, et qui préfèrent à tout l’antique demeure de leurs parens. Ce sentiment de préférence est quelquefois si prononcé que des gens forcés de quiller l’endroit qu’ils habitent depuis leur enfance, et de vivre dans un autre pays, deviennent tristes, s’ennuient de tout et sont bientôt atteints, de nostalgie, vulgairement appelée maladie du pays, amour du pays.

Les animaux ressentent aussi cette prédilection des lieux : l’aigle établit sa demeure sur les rochers les plus élevés ; la grive se plaît dans l’herbe à la surface de la terre ; le chamois habite le sommet des montagnes ; le lapin creuse son terrier et s’enfonce dans la terre, etc., etc. C’est ce sentiment de préférence, cet amour de l’habitation que Spurzheim a voulu désigner par concentrativité, ou habitativité.

« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots, pour le dire, arrivent aisément. »

Mais il nous semble que ni l’une ni l’autre des expressions de Spurzheim n’énonce clairement l’objet dont il est question. Concentrativité !… Malgré la rudesse de ce mot, on soupçonne qu’il s’agit de concentration, mais de quoi ?… Cette baroque expression ne le dit pas, et si elle le disait, elle serait inexacte dans certains cas : par exemple, on ne pourrait point l’appliquer aux oiseaux et aux autres animaux voyageurs, qui, selon la saison, quittent un pays pour aller en habiter un autre ; leur penchant n’est pas exclusif, il n’est pas concentré sur un lieu, puisqu’ils en changent ; or il n’est pas permis de dire qu’on a concentré ses affections sur deux objets, il y a partage entre deux, et non pas concentration.

Le mot habitativité, quoique d’étrange fabrique, laisse entrevoir qu’il a quelque rapport avec l’habitation, mais voilà tout, il ne dit rien plus, il n’énonce pas ce sentiment de préférence, d’amour, dont on veut parler, il est donc vague et insignifiant. Que dans les romans on emploie des expressions à peu près convenables, le lecteur n’y attache pas grande importance, mais dans les sciences des à peu près ne sont pas des admissibles ; il est essentiel que les termes, les dénominations surtout, soient claires, précises et présentent une idée positive de l’objet que l’on traite. En conséquence, au lieu de concentrativité ou d’habitativité dont nous venons de démontrer le ridicule et l’impropriété, nous proposons topophilie. Ce mot, dont la signification (amour des lieux) remplit complètement le but que Spurzheim s’est proposé, sera compris d’autant plus facilement que nous avons déjà le mot topographie, (description des lieux.)

L’organe de la topophilie est placé à la partie postérieure de la tête, où il produit une saillie immédiatement au-dessus de la philogénésie. M. le docteur Fossati, président de la société phrénologique de Paris, a trouvé cet organe bien développé chez l’astronome de Zach, le docteur Esperon, Walter Scott et très-petit sur tes têtes du matelot Henin, et du Charruas mort à Paris.

Il est étonnant que la topophilie n’ait pas présenté un grand développement chez le Charruas, car, ainsi que les osages, il regrettait beaucoup son pays, et nous pensons même que la nostalgie a contribué à sa mort. Walter Scott est le meilleur exemple de topophilie que nous puissions offrir : aux plus riches campagnes, aux plus beaux sites, il préférait les stériles montagnes de l’Ecosse sans un taillis, sans un bouquet d’arbres.

Un jour il disait à M. Washington Ivring, « j’aime jusqu’à la nudité de cette terre, j’aime jusqu’a sa physionomie sévère, agreste, rustique. Si je ne voyais pas les bruyères au moins une fois l’an, je crois que j’en mourrais. »


Publié: Novembre 2017
Catégorie: Littérature

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