orthos logos
Construire des rayonnages I
2020
D’autant plus que, dès à présent, la crise de l’urbanisme est une crise concrètement sociale et politique, même si, aujourd’hui, aucune force issue de la politique traditionnelle n’est plus en mesure d’y intervenir. Les banalités médico-sociologiques sur la « pathologie des grands ensembles », l’isolement affectif des gens qui doivent y vivre, ou le développement de certaines réactions extrêmes de refus, principalement dans la jeunesse, traduisent simplement ce fait que le capitalisme moderne, la société bureaucratique de la consommation, commence à modeler un peu partout son propre décor. Cette société construit, avec les villes nouvelles, le terrain qui la représente exactement, qui réunit les conditions les plus adéquates de son bon fonctionnement ; en même temps qu’elle traduit dans l’espace, dans le langage clair de l’organisation de la vie quotidienne, son principe fondamental d’aliénation et de contrainte. C’est donc là également que vont se manifester avec le plus de netteté les nouveaux aspects de sa crise.
Internationale situationniste, Numéro 6, Août 1961
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Les blocs d’appartements obéirent à la règle d’un maximum de personnes dans un minimum d’espace. Les groupes de blocs ou d’entrepôts au milieu de nulle part devinrent l’élément principal du paysage urbain. Des formes froides sans identités, sans références, sans aucune possibilité de vie communautaire, prises au piège des routes à quatre voies et des périphériques, dans lesquelles se forgea un prolétariat sans histoire, massifié, avec une conscience de classe épithéliale, trop perméable à l’influence de « prêtres ouvriers » et de « leaders » verticaux, quand il n’était pas accro au foot et aux voitures, vulnérable aussi bien à la consommation qu’au discours démagogique du syndicalisme intégrateur.
Urbanisme & ordre, Miguel Amorós, 2008
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L’urbanisme est l’accomplissement moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde le pouvoir de classe : le maintien de l’atomisation des travailleurs que les conditions urbaines de production avaient dangereusement rassemblés. La lutte constante qui a dû être menée contre tous les aspects de cette possibilité de rencontre trouve dans l’urbanisme son champ privilégié. L’effort de tous les pouvoirs établis, depuis les expériences de la Révolution française, pour accroître les moyens de maintenir l’ordre dans la rue, culmine finalement dans la suppression de la rue. “Avec les moyens de communication de masse sur de grandes distances, l’isolement de la population s’est avéré un moyen de contrôle beaucoup plus efficace”, constate Lewis Mumford dans La Cité à travers l’histoire. Mais le mouvement général de l’isolement, qui est la réalité de l’urbanisme, doit aussi contenir une réintégration contrôlée des travailleurs, selon les nécessités planifiables de la production et de la consommation. L’intégration au système doit ressaisir les individus en tant qu’individus isolés ensemble : les usines comme les maisons de la culture, les villages de vacances comme les “grands ensembles”, sont spécialement organisés pour les fins de cette pseudocollectivité qui accompagne aussi l’individu isolé dans la cellule familiale : l’emploi généralisé des récepteurs du message spectaculaire fait que son isolement se retrouve peuplé des images dominantes, images qui par cet isolement seulement acquièrent leur pleine puissance.
La Société du spectacle, Guy Debord, 1967