Stephen Shore
Le manque d’équilibre
1973–2013
La désagréable vérité, c’est que la victoire que le monde moderne a remportée sur la nécessité est due à l’émancipation du travail, c’est-à-dire au fait que l’animal laborans a eu le droit d’occuper le domaine public, et que cependant, tant qu’il en demeure propriétaire, il ne peut y avoir de vrai domaine public, mais seulement des activités privées étalées au grand jour. Le résultat est ce qu’on appelle par euphémisme culture de masse, et son profond malaise est un universel malheur causé d’une part par le manque d’équilibre entre le travail et la consommation, d’autre part par les exigences obstinées de l’animal laborans qui veut un bonheur que l’on n’obtient que dans l’équilibre parfait des processus vitaux de l’épuisement et de la régénération, de la peine et du soulagement. La poursuite universelle du bonheur et le malheur généralisé dans notre société (ce sont les deux faces d’une même médaille) sont des signes très précis de ce que nous avons commencé à vivre dans une société de travail qui n’a pas assez de labeur pour être satisfaite. Car l’animal laborans, et non pas l’homme de métier, ni l’homme d’action, est le seul qui ait jamais demandé à être heureux ou cru que les mortels peuvent être heureux.


















Lieu: USA
Texte: Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1958
Publié: Mai 2020
Catégorie: Photographie
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