Thierry Girard
Paysage Temps
1997–2022
Pour Thierry Girard, ce dessein « documentaire » n’est pas restrictif, mais contribue au contraire à développer l’enjeu porté par le projet. Il refuse catégoriquement la fonction d’« huissier », pour reprendre ses termes, cantonné à l’établissement d’un état des lieux anonyme. Il considère que le rôle du photographe est au contraire « d’activer le questionnement du paysage ». Fondamentalement c’est la posture de l’observateur que le photographe interroge ici. L’enjeu n’est pas seulement d’organiser le visible, mais bien de rendre lisible ce territoire, ses usages et ses enjeux. De travailler à un équilibre méticuleux entre l’appréhension sensible des espaces et l’élaboration d’une connaissance structurée de son histoire comme de ses histoires. Le travail de Thierry Girard se situe alors à la croisée de plusieurs temporalités, de plusieurs récits. Chaque image traite du présent de ces territoires, tout en évoquant son passé et en anticipant son devenir.
La preuve laisse place à l’hypothèse. Et chaque enregistrement est délicatement placé au point de bascule entre l’attestation du paraître et la possibilité de l’être. Cette expérience au long court est ainsi l’occasion de mettre à l’ouvrage l’art de l’observation. Cette fois pas de phénomène d’estrangement pour le photographe missionnaire habitué des longs périples. Rien ne porte le récit a priori : pas d’exotisme, pas de drame historique, social ou économique. Rien que des paysages ordinaires d’une France de la fin du siècle, entre bourgs et forêts. Monuments aux morts, ronds-points, station-service et maisons à colombages se côtoient dans l’évidence d’un paysage quotidien. Comment donc rendre compte de cette banalité familière, comment l’approcher sans la transfigurer ? Car c’est là le défi auquel se sont confronté tous les observateurs depuis les premières recherches en sciences sociales sur le sujet dans les années 1950. Lefebvre souligne ainsi la dimension « résiduelle » du quotidien : c’est « ce qui reste » lorsque on a écarté toutes les activités distinctes, supérieures, spécialisées, structurées. Pour Michel de Certeau c’est une pratique de l’espace avant d’être incarné par des lieux ou des objets. In fine, il apparaît que le paysage quotidien est délimité par la manière dont chaque individu investi l’espace et la relation qu’il entretient avec lui. Photographier le banal c’est avant tout une expérience du territoire. Plus qu’une question de point de vue, de distance ou de composition, c’est la dimension incarnée de chaque image qui lui donne sa valeur.
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Si le paysage donné à voir (et à comprendre) est intrinsèquement travaillé par le temps, c’est aussi que l’entièreté du dispositif s’avère tendue dans la perspective du projet. Pour les responsables du Parc Naturel des Vosges du Nord, l’Observatoire est un instrument utile à la prise des décisions ; il les a aidés à la réécriture de la charte du Parc National ; il leur permet de porter des diagnostics, qui sont ensuite transmis aux communes. Les vues reconduites au fil des années ont un véritable enjeu pragmatique, au regard des missions du Parc, en matière de préservation du patrimoine naturel et culturel, d’aménagement du territoire, de développement économique et social. La spécificité de l’approche photographique vient compléter des modalités d’analyse plus traditionnelles, le mélange des cultures s’avérant fructueux. Les images, telles qu’elles se trouvent prises dans des séries ménagées par la reconduction, s’avèrent particulièrement aptes à travailler à l’articulation de différents enjeux : économiques, écologiques, paysagers… qui peuvent au premier abord paraître contradictoires, mais tiennent ensemble au sein d’un même espace, comme le manifestent précisément les photographies : les tourbières y sont tout à la fois éléments paysagers et espaces de biodiversité ; une usine désaffectée y est en même temps symptôme de la crise économique et bâtiment à valeur patrimoniale. L’archive accumulée se fait donc laboratoire d’analyse, au service de projets à venir — cette portée heuristique et pragmatique n’étant nullement contraire à l’appréhension esthétique des photographies. Le sujet percevant, convié à mener l’enquête à partir du sensible, y trouve en effet satisfaction.
Reste sans doute à souligner combien cette dimension prospective, sise sur une veille minutieuse, ne peut se développer qu’à partir d’une attention et d’une adhésion des habitants, comme d’un consensus relatif des élus locaux et des responsables du Parc. C’est pourquoi il n’est nullement indifférent que l’archive collectée travaille à toucher un large public : la médiation faite autour de l’Observatoire ne se présente pas comme un épiphénomène, mais travaille précisément à construire une politique du paysage. La mise en place d’un site, où sont présentées les reconductions géo-localisées, contribue aujourd’hui à faire du paysage des Vosges du Nord l’affaire du plus grand nombre.
Toutes ces raisons font du paysage, tel qu’il est mis en images (et en séries) par l’Observatoire, un « paysage temps », soit un grand organisme complexe évoluant selon une profusion de rythmes diversifiés — de l’auscultation et de l’appréciation duquel dépend pour partie l’avenir de ce territoire.
Lieu: Parc naturel régional des Vosges du Nord, France
Collection: Observatoire Photographique du Paysage du Parc naturel régional des Vosges du Nord
Text (1): Raphaële Bertho, Entre l’attestation du paraître et la possibilité de l’être : Une oeuvre documentaire, 2018
Text (2): Danièle Méaux, Temporalités du territoire, 2018
Publication: Thierry Girard, Paysage Temps, éditions Loco, Paris 2018
Publié: Avril 2022
Catégorie: Photographie
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